« L’eau dit bleu » est une compagnie d’êtres imaginaires, rassemblés ici. Ils poussent entre hier et maintenant. Sortes de pousse-hier du présent sur des lieux oubliés. Des photographies textuelles nourries d’intimes et de politiques.
« L’eau dit bleu » sont aussi des corps fragiles et obscurs, des zones humides à défendre. Ce que vous lisez à cet endroit, comporte son envers. Je tente de le rendre visible. Peut-être est-ce à chaque personne lectrice, d’imaginer ce qu’elle ne lit pas (encore?) ici. Ce sont des débuts. Des voix naissantes.
Café
Cœurs accoudés au comptoir du temps
Une goutte s’écoule sur sa lèvre
Il pousse son verre
Auprès de ses désirs ridés
L’or loge dans le creux de leurs plantes
Un temps court le long des pieds
Déboulent hanches mains des peaux
Cheveux roulés dans chevilles
Tentes et détentes
Pauses et proposent
Lib & Lul
Quatre globes d’yeux ouverts
Flottent, frisent, frôlent,
Offrent l’étang
Et leur élan
M’agit sans cible
Rouages
Tu plantes tes yeux dans mes os
Alors je tourne, je vais, j’avance,
Tenue par ces deux bouts
Pieds pétris dans la Terre, visage forgé par ton regard
Elle porte son enfant
Au lever sur la Terre
Déposé dans sa chair
Porte ouverte en son sein
Conspiration des cœurs
Elle nettoie le bol
Astique sa peau
Récure jusqu’à la moelle
Elle veut nettoyer son squelette
Elle ne le sait pas mais elle voit
Une voix gratte ses os
Elle noue son écharpe
Gorge protégée dénouée habillée
Cou chuchoté recouvert
De coton et de soie verte
Elle déplace le vase
Table rase
Bois couleur Lys
Surface libre et vive
Feuille blanchie
L’encre remplit le vase
Assise sur le sol, jambes croisées allongées, lui aussi.
Vole un fil de mots voltiges
Ses perles sonores éclosent en tournoyant.
De bouche à bouche
De corps à corps
Naissent leurs cordes affamées
Cerveau protégé par le crâne
Cœur protégé par les côtes
Son ventre sans protection
Elle cherche une couverture solide.
Visage présage
Un sourire absent est un sourire qui dort. Il rêve de frôlements d’oreilles attentives pour s’éveiller. Oreilles-paysages.
***
Les yeux, comme deux sommets d’une même montagne, sont invitation à respirer.
***
La brume du corps est le passé collé à la peau, embrassant le futur. Poème de l’être en train de se réaliser.
***
Une langue est une zone humide à défendre.
***
Un corps frappé est un corps défiguré. Il ne sait plus s’envisager. Les enfants surtout ont un corps.
***
Le coeur respire ce qui pousse dans l’obscurité. Il boit sa résonance. Il vibre et se déplie. Se laisse agir et se déploie. Il regarde. Et boit à nouveau.
***
Les mots reçus par notre peau sont une couverture douce. Ou piquante. Ou déchirée. Elle dessine le contour des lettres à renvoyer dans le monde.
***
Une vie contée épaissit. Elle danse. Elle compte. Se conter mutuellement est un remède à l’indifférence.
***
Chaque vie est un conte oublié. Spéléo-logis nécessaire.
Pluie montante
Elle grimpe sur ses pointes de pieds, le haut de son corps penche en avant, appuie sur le bac en plastique noir, et sa tête plonge dedans.
Il la voit depuis la fenêtre de sa chambre. La femme au cadis. Il voit la disparition puis l’apparition de ses cheveux noirs épais attachés en bas de sa nuque.
Elle hésite, observe un déchet, le repose dans le bac, et repart avec son charriot, vers la gauche. La rue et la fenêtre sont de nouveau inanimées.
Ils attendent.
Son regard descend. Il se colle sur la pile de livres au pied de son lit. Poésies, essais, romans, récits lus, ou pas encore. Personne dans ces papiers ne parlera d’elle. La femme au cadis.
Il vient de finir le recueil de nouvelles « le corps et l’âme » de Ludmila Oulitskaia. Il est bouleversé par la description de la mort du dernier personnage. Cette femme derrière la vitre fissure sa lecture.
Le soir dans son lit, il entend les cadis rouler.
Pierre
L’odeur de tarte aux pommes chaude coulait à travers les narines du salon. Dans la cheminée, les flammes tiraient leur langue autour de la bûche, tandis que les vitres froides ravalaient leur buée. Le sol en marbre fondait sous d’épais tapis ivoire, et les murs dorés semblaient s’agripper aux tapisseries d’antan. Chaque meuble buvait la poussière dans une sombre indifférence. Aucun souffle pour venir déplacer leurs fines particules. Le bouquet de roses se courbait lentement sur le piano à queue laqué noir. C’était l’heure du goûter, et seuls les éclats de bois grillés par le feu percutaient la mollesse sourde de la pièce.
Elle avait la tête penchée sur sa feuille. Cheveux coupés courts récemment. Cheveux longs jugés source d’ennuis pour la personne ayant autorité sur elle. Ses yeux clignaient et se plissaient. Ils semblaient ignorer qu’ils se situaient au milieu d’un visage. Sa main suivait la consigne scrupuleusement : Tirer des traits à la règle, arcs de cercle, pointillés, sauter de numéro en numéro. Les barreaux de la chaise touchaient ses pieds entortillés l’un sur l’autre. Une figure de clown apparaissait sur le papier. La jeune fille mordait sa lèvre et fixait son travail à l’œuvre. Mâchoire décalée, absorbée par le geste du crayon sous son nez. Ses épaules rentrées dégageaient une large surface dorsale. Savaient-elles déjà qu’elles portaient une absence plus lourde que leur propre poids ? J’aurais aimé leur poser la question. Mais personne ici n’avait pour habitude de s’adresser à des épaules. On ne parlait pas aux corps. Même poliment. Ça ne se faisait pas.
Je lui fis remarquer que c’était l’heure du goûter, et que maman avait préparé une tarte aux pommes. Elle me dit qu’elle allait venir et me demandait de lui en garder une part. Je lui répondis que non, que si elle venait pas tout de suite, y en aurait plus. Alors je sais pas pourquoi, elle m’a demandé, comme ça, en deux phrases, en continuant son dessin, si on avait des nouvelles de Pierre, et si je savais pourquoi il était parti. Elle posait toujours des questions, l’air de rien, qui me retournaient le bide. Sa bouche ne bougeait plus, crayon tirant encore ses traits sur le papier. Et puis, elle me dit que, elle, ça ne l’étonnait pas que Pierre se soit barré. Il était pas fait pour être une éponge. Chaque fois que notre père l’essorait contre le mur, il pissait tout ce qu’il avait de liquides dans le corps. Et nous on buvait l’eau bouillante. Et elle me dit aussi qu’elle ne l’entendait plus ronfler la nuit, et que ça lui faisait mal aux oreilles. Et aussi qu’ elle avait mal à la gorge de ne plus l’entendre vivre. Et qu’ elle avait l’impression que la disparition de son frère ne dérangeait personne. Alors je lui dis que Pierre il aimait faire des blagues, et la dernière n’avait pas du tout plu à notre père. C’est tout. Pierre il avait pas capté qu’ici, il fallait choisir entre rire du tyran ou respirer.
Mains tenant ta main
À toi
Qui passes et repasses
Et tournes et retournes
Et viens et reviens
Dépose ton oreille
Auprès de ma gorge
Pour ouvrir la parole.
Déplie tes nuages
Pour que la pluie tombe
Sur ma langue sèche.
Déplace ta voix vive
Contre les dents du silence.
Déploie ta vérité
Contre la table du salon,
Et donne-moi une plume
Pour rayer l’indicible.